Mardi 31/03/2015 Le train Fianarantsoa - Manakara
Aujourd’hui nous descendons des hautes terres vers l’océan indien par le train, mais pas un train comme les autres, par le TGV, Train à Grandes Vibrations comme on dit par ici. On dit aussi qu’il ne va pas vite et même que nous devons nous estimer heureux si nous réussissons à le prendre, car il est souvent en panne.
D’ailleurs, avant même de le voir, les éléments extérieurs sont de nature à attiser notre circonspection : le cheminot qui sort en courant du bureau du chef de gare pour enfiler un rivet dans les rails au niveau de l’aiguillage ; ensuite le chef de gare lui même qui sort de son bureau, martial dans sa chemise blanche et sous sa casquette blanche, qui réunit tous les passagers sur le quai pour une prière commune. Aurions-nous dû mêler nos prières à celles des autochtones?
D’ailleurs, avant même de le voir, les éléments extérieurs sont de nature à attiser notre circonspection : le cheminot qui sort en courant du bureau du chef de gare pour enfiler un rivet dans les rails au niveau de l’aiguillage ; ensuite le chef de gare lui même qui sort de son bureau, martial dans sa chemise blanche et sous sa casquette blanche, qui réunit tous les passagers sur le quai pour une prière commune. Aurions-nous dû mêler nos prières à celles des autochtones?
Finalement le train arrive, vers 09h30. Nous ne nous inquiétons pas du fait qu’il ait mis 2h à parcourir 20km, car nous sommes frais, insouciants, le ciel est d’un bleu souverain, tout est joyeux et coloré. D’ailleurs ce train inspire plutôt confiance, il n’est même pas surchargé : une énorme locomotive des années 70 et 4 wagons, dont deux seulement de passagers. Mais on dirait bien que les wagons de marchandises ne sont pas moins remplis de locataires que les autres wagons. Nous n’avons pas bien le temps d’approfondir la question et il nous faut courir jusqu’à nos places. Nous sommes en première classe, pas dans le wagon siglé première classe, non, celui-ci c’est la seconde, nous sommes dans le dernier wagon du convoi avec des sièges rembourrés. Sinon, techniquement, c’est la même chose. C’est un wagon en métal blanc et vert, mangé par la rouille au point que c’en est une véritable passoire. Les portes manquent, les banquettes et les porte bagages ont été vissés et revissés, le lino déchiré au sol ne tient que par des rangées de clous, la saleté est effrayante, toucher une paroi c’est refaire tout son stock d’anticorps. La vraie différence entre la première et la seconde, c’est que chez nous, le nombre de passagers équivaut à peu près au nombre de places, alors tant pis si les banquettes sont si proches les unes des autres que les voisins d’un même carré partagent même plus que de l’intimité, car mis à part ces contacts avec nos frères humains, on a de l’air pour respirer, du moins quand le train roule, ce à quoi il ne passe pas le plus clair de son temps!
Car ce voyage en train, bien sûr c’est une transportation d’un point A à un point B, mais c’est surtout une école de l’esprit malgache, et à l’école on apprend dans la douleur, assis et patiemment!
Techniquement, le trajet est une réussite. La voie correspond typiquement à celle d’un chemin de fer français du début du XXème siècle, tout à fait dans le genre de ceux qui parcouraient l’arrière pays à l’époque de la révolution industrielle, avec son architecture arts et métiers, sa voie tortueuse, ses viaducs et ses tunnels. D’ailleurs rails et traverses de la voie unique datent de la première guerre mondiale car ils ont été démontés en Allemagne à la faveur du traité de Versailles. Les gares font quant à elles très années 30, certaines en béton avec un grand balcon périmétrique, d’autres en maçonnerie de gros éléments, colorées, et dont les couvertures reposent sur de grandes jambes de force, façon années folles. Les ouvrages d’art pour leur part apparaissent en relativement bon état, pas de trace de corrosion, et ce ne doit pas être du fait de l’entretien, plutôt celui de l’air pur et de l’absence de pollution. Si entretien il y a, celui-ci doit consister à maintenir l’espace suffisant dans la canopée pour laisser la place au convoi de passer. Car ici la nature entière pousse pour effacer cette incongruité dans le continuum végétal qu’est la piste de la voie ferrée. Le convoi, en passant, fait une partie du boulot et d’ailleurs la locomotive à l’arrêt ressemble plutôt à une tondeuse. La montagne elle-même pousse! Souvent en effet la voie passe entre de hautes parois et si parfois quelques gabions ont été installés pour la contenir, généralement la montagne s’éboule si librement que les cantonniers n’ont que le temps de déplacer les éboulis pour laisser le train se faufiler entre les gravats amoncelés.
On l’aura compris, le passage est étroit et mieux vaut y aller prudemment lorsque l’on avance son visage par la fenêtre ou par la porte béante! Des branches retorses, des feuilles effilées rentrent par les ouvertures et fouettent au hasard, lancées comme autant de faux aveugles qui viennent finalement s’écraser contre les parois ou les crânes, libérant au passage toutes sortes de fragrances sauvages. D’autres fois on tombe nez à nez avec un autochtone qui s’est jeté dans un taillis pour éviter le convoi alors qu’il cheminait sur les rails. Nombre de chemins ou de sentes à peine tracés convergent vers la voie qui est l’artère de toute une région. Ainsi nous passons des marchés établis autour des rails alors qu’il n’est nullement question de gare. C’est juste une étape, un carrefour pour les piétons de la voie. N’allez pas croire cependant que la locomotive est lancée comme un cheval emballé et que ceux-ci sont en danger… Que non! On ne compte pas le nombre d’arrêts intempestifs du convoi pour éviter les plus lents ou les plus paresseux. Pourtant, bien sûr, la locomotive avait lancé des coups de klaxon rageurs, longtemps avant, pendant, et après, mais rien n’y fait, nous sommes arrêtés, et c’est bien pesamment que nous repartons. Aussi peut-on dire qu’il est rare que le convoi dépasse les 20km/h. Ce qui laisse tout le loisir de s’abîmer dans la contemplation des vallées à nos pieds. Ces vallées entourent des montagnes de granit façon pains de sucre sur les flancs desquels nous cheminons. Tout est vert, vert de la forêt primaire, vert des plantations qui elles aussi poussent à même la fenêtre du wagon, bananier, canne à sucre, manioc, vert encore des étendues herbeuses.
Peu de villages, tout au moins dans le paysage lorsque roule le train. En revanche lorsqu’il s’arrête, nous en profitons du village, jusqu’à en perdre la raison! Vous vous rappelez sans doute que le convoi est chargé de deux wagons de fret? Du type de ces bons vieux wagons à marchandise de la seconde guerre mondiale? Et bien, à chaque gare, ces wagons sont vidés, puis remplis, à dos d’homme, et de préférence plutôt famélique ou sénile. Les sacs font généralement 60kg, ils sont acheminés jusque dans la gare où l’on procède au comptage, éventuellement au pesage ; puis la nuée des commerçants et des prestataires s’agite autour des pauvres coolies, un carnet à la main. Des billets par liasses entières changent de main, d’ailleurs notre voisin de rangée qui préside à la plupart des opérations, en a un sac à dos plein.
Parfois aussi il ne se passe rien, tout le monde est figé (du moins du côté des wagons de marchandise), il y a des pauses incompréhensibles dans le bourdonnement de ruche, ce sont des moments en suspens qui s’éternisent, et puis ça reprend, on recharge… Tout ça peut prendre une heure facilement. Mais une heure après tout ça va, et puis nous avons le temps, nous sommes en vacances… C’est ce que nous pourrions penser, jusqu’à cette fois là où nous réalisons que nous n’avons carrément plus de locomotive. Elle est partie chercher deux wagons sur une voie de garage. Plus ou moins vides. Et tout ce mic mac de chargement déchargement de reprendre… Une heure de plus… Et il y a seize gares entre Fianarantsoa et Manakara, pour 160km! Reliées à un régime de 20km/h! On a le temps de s’intéresser aux détails qui font le charme du voyage, ainsi qu’à la population locale! Et la population locale a le temps de s’intéresser à celle du train! De toute façon le train est au centre de toutes les attentions. Lorsqu’il passe, tout s’arrête, les paysans se relèvent de leurs champs, les enfants s’égayent, le battement du pilon s’interrompt, les billets échangés restent suspendus en l’air.
Et à l’étape, c’est tout le canton qui nous attend de pied ferme! Les familles sont au balcon pour observer le spectacle, les filles ont mis leurs beaux vêtements et s’appuient sur les palissades en jaugeant les nouveaux arrivants, les enfants crottés et dégueunillés sont massés en grappes épaisses et n’attendent pas même l’arrêt du train pour inonder les allées des voitures. Mais ce qui est surtout remarquable, c’est que tout ce que la ville compte de foyers a chauffé pour préparer les spécialités du coin aux voyageurs du convoi. Les arrêts étant longs, il y a tout le temps qu’il faut pour engloutir tous ces approvisionnements de samosa, fritures, beignets, fruits, écrevisses toutes rouges et plâtrées de riz ou de pâtes dont on peut ne puiser qu’une cuillerée (à la cuillère commune, cela va sans dire). C’est donc tout un commerce qui se fait par les fenêtres, sur le quai, et même dans les wagons, puisque de toute façon le train n’est pas prêt de repartir. Et d’ailleurs on s’attend si peu à son départ que lorsqu’enfin il s’ébranle, c’est toute une fête de sifflets et de klaxons, digne des grandes transats! Mais généralement, il ne s’ébranle pas avant que tout soit vendu, et dès lors, fini le business, et bonjour la communauté du train. Les enfants viennent parler aux touristes, essaient leur français avec plus ou moins de bonheur, certains plus timides passent leur gentil minoi par l’entrebâillement de la porte et observent à la dérobée. Sur les quais, dans la boue ou sur la terre, ces mêmes enfants tentent d’entrainer les blancs dans leurs chants et leurs rondes universelles, tandis que les adultes, ceux du village et ceux du train, partagent les informations, les anecdotes, assis sur des murets. Les deux militaires armés d’AK47 qui gardent le convoi semblent partout être des amis de la famille, ils sont de toutes les conversations, certaines maman les réprimandent comme leurs propres enfants, nous en voyons même une asséner quelques tapes au martial récipiendaire de l’ordre public qui s’enfuit piteusement.
Toute cette grande kermesse, c’est une sorte de moment suspendu pour ceux qui restent. Pour nous ça ressemble à une ritournelle, à une blague de mauvais goût même à force de se répéter, comme un disque qui saute. Pourtant, pour ces villages de bois et de palmes, où un toit de tôle est un signe de grande richesse, pour ces villages enchâssés dans l’infiniment vert, l’arrivée du train est un événement extraordinaire, la régularité même de son passage mérite d’être fêtée, car en cas de panne ou d’éboulements, il peut se passer des mois sans qu’il n'apparaisse. Or Dieu sait que la solitude de ces villages est implacable, il n’y a qu’à attendre la nuit pour s’en convaincre! Alors notre train traverse des océans d’obscurité, pas une lumière ne vient offrir un quelconque point de repère, l’horizon disparaît, la seule certitude désormais, c’est le cahotement de notre siège, la chaleur de nos voisins.
Donc forcément, lorsque le train arrive en ville, avec son moteur qui vrombit, ses émanations de diesel, toute cette puissance d’acier, ces voyageurs riches (les voyageurs malgaches y compris), ces marchandises qui irrigueront tout le pays, et qu’on ne fait qu’entrapercevoir à leur descente du wagon, c’est un événement extraordinaire!
Pour nous c’est la fatalité sans cesse renouvelée, une sorte de mythe de Sisyphe sans l’effort, la disparition de notre curiosité et de toute réactivité. Finalement, plus personne (nous sommes une dizaine de touristes, tous français) ne s’intéresse plus à comprendre ce qui peut bien encore retenir le train en gare. A 20h il fait nuit noire, nous ne sommes pas encore à mi-chemin et nous resterons immobiles jusqu’à 22h. La gare suivante, accessible en voiture à la saison sèche (donc en ce moment elle ne l’est pas), nous retient elle aussi deux heures.
Finalement à 2h du matin, je finis mon frère Yves de Pierre Loti, et notre convoi a parcouru 120km. A 3h, nous avons encore avancé d’une gare, on n’entend que le bruit de la jungle autour de la ville ramassée dans la pénombre, nous dormons…
Quand apparaît Mario! Il est venu nous chercher en voiture, ayant convaincu deux autres guides à la gare de Manakara de partir en convoi avec lui pour tirer leurs wasas (traduction pour blanc, touriste) de ce guêpier! N’oublions pas que conduire de nuit c’est dangereux, voire interdit, et que la façon la plus sûre de traverser la nuit sur la route, c’est les convois.
Nous le fêtons comme il se doit et à 4h nous sommes au lit. Nous ne savons pas au final à quelle heure est arrivé le train, mais il paraît qu’il est parti à l’heure de Manakara. Pour une autre aventure, car dans ce sens là il monte, et il paraît qu’il n’est pas rare qu’il mette 32h pour rejoindre Fianarantsoa.
Toute cette grande kermesse, c’est une sorte de moment suspendu pour ceux qui restent. Pour nous ça ressemble à une ritournelle, à une blague de mauvais goût même à force de se répéter, comme un disque qui saute. Pourtant, pour ces villages de bois et de palmes, où un toit de tôle est un signe de grande richesse, pour ces villages enchâssés dans l’infiniment vert, l’arrivée du train est un événement extraordinaire, la régularité même de son passage mérite d’être fêtée, car en cas de panne ou d’éboulements, il peut se passer des mois sans qu’il n'apparaisse. Or Dieu sait que la solitude de ces villages est implacable, il n’y a qu’à attendre la nuit pour s’en convaincre! Alors notre train traverse des océans d’obscurité, pas une lumière ne vient offrir un quelconque point de repère, l’horizon disparaît, la seule certitude désormais, c’est le cahotement de notre siège, la chaleur de nos voisins.
Donc forcément, lorsque le train arrive en ville, avec son moteur qui vrombit, ses émanations de diesel, toute cette puissance d’acier, ces voyageurs riches (les voyageurs malgaches y compris), ces marchandises qui irrigueront tout le pays, et qu’on ne fait qu’entrapercevoir à leur descente du wagon, c’est un événement extraordinaire!
Pour nous c’est la fatalité sans cesse renouvelée, une sorte de mythe de Sisyphe sans l’effort, la disparition de notre curiosité et de toute réactivité. Finalement, plus personne (nous sommes une dizaine de touristes, tous français) ne s’intéresse plus à comprendre ce qui peut bien encore retenir le train en gare. A 20h il fait nuit noire, nous ne sommes pas encore à mi-chemin et nous resterons immobiles jusqu’à 22h. La gare suivante, accessible en voiture à la saison sèche (donc en ce moment elle ne l’est pas), nous retient elle aussi deux heures.
Finalement à 2h du matin, je finis mon frère Yves de Pierre Loti, et notre convoi a parcouru 120km. A 3h, nous avons encore avancé d’une gare, on n’entend que le bruit de la jungle autour de la ville ramassée dans la pénombre, nous dormons…
Quand apparaît Mario! Il est venu nous chercher en voiture, ayant convaincu deux autres guides à la gare de Manakara de partir en convoi avec lui pour tirer leurs wasas (traduction pour blanc, touriste) de ce guêpier! N’oublions pas que conduire de nuit c’est dangereux, voire interdit, et que la façon la plus sûre de traverser la nuit sur la route, c’est les convois.
Nous le fêtons comme il se doit et à 4h nous sommes au lit. Nous ne savons pas au final à quelle heure est arrivé le train, mais il paraît qu’il est parti à l’heure de Manakara. Pour une autre aventure, car dans ce sens là il monte, et il paraît qu’il n’est pas rare qu’il mette 32h pour rejoindre Fianarantsoa.